Les artisans du Maghreb aux expositions coloniales marseillaises

Contexte historique

En 1903, Jules Charles-Roux, ancien commissaire de la section coloniale de l’Exposition universelle de 1900 à Paris, convie les anciennes colonies à participer à une première manifestation exclusivement consacrée à la question coloniale, organisée à Marseille. Cette exposition, inaugurée le 14 avril 1906, se compose d’une cinquantaine de palais et de pavillons exotiques grandeur nature, conçus pour favoriser une rencontre à la fois pédagogique et commerciale entre les visiteurs et les colonies.

En complément de cette architecture spectaculaire, environ cinq cents représentants issus des populations colonisées sont mobilisés pour enrichir l’attractivité de l’événement durant les mois d’ouverture. Les organisateurs visent à offrir une présentation synthétique des pays représentés tels qu’ils les conçoivent, mettant en lumière leurs ressources ainsi que les résultats d’une entreprise coloniale encore largement méconnue du grand public métropolitain. Parallèlement, des dispositifs scénographiques sont mis en place pour exposer activement des artisans extra-occidentaux, valorisant des pratiques artisanales et des objets emblématiques locaux, tout en cultivant un imaginaire exotique immersif destiné à capter l’intérêt des visiteurs, ou plus exactement des consommateurs.

Si l’intérêt des visiteurs se porte principalement sur les pavillons indochinois et malagaches au cours de cette première édition marseillaise, les espaces consacrés à l’Afrique du Nord sont également très fréquentés. La section tunisienne se distingue par la reconstitution d’un souk où commerçants et artisans présentent une vision stéréotypée de Tunis, attirant un large public. Les commissaires de la section dédiée à l’Algérie, quant à eux, se concentrent davantage sur la présentation des produits commerciaux utiles à la métropole et l’évocation de la progression de la civilisation occidentale sur le territoire que sur la valorisation des artisanats.

En 1922, la seconde Exposition coloniale marseillaise marque une rencontre officielle avec le Maroc, sous protectorat depuis 1912. L’attention particulière portée à sa mise en scène révèle les disparités dans le traitement des territoires colonisés. Les discours des commissaires, les choix scénographiques et les détails organisationnels mettent en exergue la section marocaine, qui devient l’élément central d’une stratégie politique explicite. L’espace consacré au Maroc illustre également des enjeux touristiques majeurs, visant à valoriser le patrimoine artisanal local pour attirer les voyageurs métropolitains. Une reproduction stéréotypée de la kissaria de Fès, marché traditionnel d’artisanat, est ainsi associée au palais principal, où des artisans, dont les compétences sont mises en avant par les autorités coloniales, travaillent sous le regard des visiteurs. L’Algérie fait l’objet d’une mise en scène plus modeste qu’en 1906, tandis que la section tunisienne et son souk continuent de susciter l’enthousiasme. Pour ce second événement marseillais, c’est une centaine d’artisans, toutes nationalités confondues, qui est mise en scène et qui réalise « [sa] besogne quotidienne avec calme, avec sérénité, comme s’ils étaient encore chez eux en Asie ou en Afrique ».

Approche critique

La situation des artisans colonisés présents à Marseille pendant les expositions coloniales est complexe et nécessite une analyse nuancée. Il serait inapproprié de les assimiler aux figurants des villages reconstitués, souvent exhibés dans des conditions dégradantes devant un public peu éclairé. Ces derniers, soumis à une mise en scène prétendument ethnographique et à l’autorité coloniale, diffèrent fondamentalement des artisans, en particulier des producteurs d’ « art musulman » ou d’ « art arabe ». L’analyse de ces artisans doit aller au-delà de la simple intention des organisateurs de présenter une altérité rassurante aux visiteurs marseillais. Bien que les autorités tendent à anonymiser ces artisans en les désignant uniquement par leur métier — potier, brodeur, tisserand —, leur sélection repose sur leur savoir-faire et leur notoriété. Nombre d’entre eux participent déjà à des expositions organisées par les institutions françaises en Afrique du Nord, comme le Salon tunisien de l’Institut de Carthage ou les expositions artistiques de l’Afrique française. Ces événements leur offrent des perspectives de reconnaissance artistique et des opportunités commerciales auprès d’une clientèle métropolitaine, les incitant à traverser la Méditerranée pour présenter et vendre leurs créations.

Cependant, une comparaison des scénographies des sections nord-africaines lors des deux expositions marseillaises met en évidence des variations significatives dans leur traitement, reflétant des contextes politiques et économiques distincts. En 1906, l’artisanat tunisien séduit les visiteurs grâce à une mise en scène dynamique et attrayante. En revanche, en 1922, les arts marocains bénéficient d’une attention particulière, liée à l’intégration récente du Maroc au projet colonial français. L’Algérie et la représentation des pièces emblématiques liées aux régions berbères et plus particulièrement à la Kabylie - choix politique - sont quant à elles, placées à part. Peu commentés et mal présentés, les artefacts et les artisans algériens reflètent les grandes difficultés que rencontrent les artisanats locaux depuis le début de la domination française en 1830. Contrairement aux politiques de valorisation et de patrimonialisation mises en œuvre pour les artisanats marocain et tunisien, les autorités coloniales françaises développent une approche sommaire pour l’Algérie, favorisant l’introduction d’une modernité industrielle au détriment des savoir-faire locaux, ce qui contribue à leur déclin rapide.

En réalité, ces expositions ont aussi servi à cristalliser un imaginaire colonial fortement critiqué aujourd’hui. La mise en avant des artisans masquait souvent la violence et les déclassements économiques et culturels du projet colonial. Des initiatives contemporaines cherchent désormais à revisiter ces événements, soulignant les inégalités et les oppressions qu’ils véhiculaient tout en réévaluant l’héritage patrimonial des savoir-faire exposés.

Auteurs et autrices

Bibliographie

AILLAUD Isabelle, AILLAUD Georges, et al. (2006). Désirs d’ailleurs : les expositions coloniales de Marseille 1906 et 1922, Alors Hors du Temps, Marseille, 139 p., RIS, BibTeX.
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JARRASSE Dominique, LIGNER Sarah (dir.) (2021). Les arts coloniaux. Circulation d’artistes et d’artefacts entre la France et ses colonies, Éditions esthétiques du divers, Kremlin-Bicêtre, 208 p., RIS, BibTeX.
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Pour citer

RATEAU-HOLBACH Julie (2025). “Les artisans du Maghreb aux expositions coloniales marseillaises”, Mars Imperium (https://marsimperium.org/les-artisans-du-maghreb-aux-expositions-coloniales-mars), page consultée le 5 avril 2025, RIS, BibTeX.